Économie

Le sous-développement est d'abord un problème humain

La Croix 1/11/1964

 

Serions-nous insidieusement contaminés par le matérialisme, que ce soit le matérialisme marxiste ou le matérialisme libéral ? Je suis étonné qu'on pose presque toujours le « problème des pays sous-développés » qu'en termes matériels. On décrit leur misère : on demande des enrichissements. Et certes on a raison de rappeler cette misère à notre conscience. C'est un fait que la moitié de l'humanité souffre de la faim, et le Christ agonise à travers sa souffrance. Mais c'est une erreur de croire qu'à une vie meilleure ne suffirait que du pain. En plus, im nous manque une philosophie et une psychologie du sous-développement. Des jalons ont été posés par des livres comme la Psychologie de la Colonisation de Mannoni et Vocation de l'Islam de Malek Bennabi. Ce ne sont quand même que des jalons.

Désarroi de l'Afrique noire...

Sans doute verrions-nous que le sous-développement est d'abord un phénomène psychologique et spirituel. Ces peuples souffrent moins d'une misère qu'ils ont toujours connue, que d'une rupture dans leur Histoire et dans leur être. Balandier, dans son admirable Afrique ambiguë, a bien montré le trouble apporté à ces sociétés closes par leur entrée dans une histoire d'une tout autre ampleur géographique que celle où ils évoluaient depuis des siècles. La colonisation a masqué ce trouble d'une sorte de vernis universaliste. Ce vernis a craqué, les vieilles sociologies remontent. Cent ans n'abolissent pas des millénaires. Du tragique Opéra-bouffe qui se déroule au Congo, telle est la cause la plus profonde. Voilà pourquoi l'Afrique, tout en se grisant avec les slogans de l'unité s'épuise, au risque d'ailleurs de rendre impossible son développement économique, en affrontements internes et en morcellements.

Une philosophie et une psychologie du sous-développement nous montreraient ensuite des hommes spirituellement et psychologiquement frustrés. L'Afrique Noire souffre moins d'une économie arriérée et misérable que d'une rupture dans son être. L'amélioration de son niveau de vie n'a fait qu'accentuer cette rupture. Le Président de la République du Sénégal, M. Léopold Senghor l'a admirablement exprimé dans la post-face d'un de ses recueils de poèmes : l'homme du rythme vital s'est retrouvé plongé dans l'univers de la raison discursive. Un élan, qui était tout son être, s'est brisé contre notre civilisation, dont il n'a guère rencontré que l'aspect technique. L'Africain en a beaucoup plus souffert que de toutes les dépossessions matérielles.

Et dessèchement de l'Islam

Dans l'Islam maghrébin, le même heurt s'est produit mais la réaction fut différente. Le Noir réagit par toutes sortes d'évasions. Le désarroi dû à sa rupture psychologique l'a porté vers les ivresses de la politique conçue comme occasion de trépidations collectives et de rêves, vers les religions de transes, vers l'alcool enfin. Le Maghrébin s'est, lui muré dans son passé. Il s'est cloisonné dans le refus et la bonne conscience, selon un procédé admirablement analysé par Malek Bennabi. Il a mieux évité la rupture, mais pour tomber dans le dessèchement, dans la stérilité des replis sur soi.

Ces refus et ces replis résultent d'une ignorance qu'ils contribuent ensuite à entretenir. Je l'ai déjà dit : ces peuples n'ont connu de notre civilisation que son aspect technique. Ils l'ont conçue comme une « machine à progrès économique ». Or l'essence malgré tout spirituelle et malgré tout chrétienne de notre civilisation était au contraire ce qui, en elle, pouvait répondre à leurs aspirations, à leur être. Malheureusement, comme l'a dit Malek Bennabi, dont je cite une fois de plus le maître-livre, ceux mêmes de ces hommes qui sont venus en Europe l'ont « plus lue qu'ils ne l'ont absorbée et comprise ». Sans doute, nous même, frôlons-nous les civilisations de ces pays sans bien les comprendre. Du moins des orientalistes et des africanistes nous les traduisent-ils. Il n'existe pas d' « occidentalistes »...

Si bien qu'une lutte contre le sous-développement, qui se contenterait de contribuer à un relèvement des niveaux de vie, n'apaiserait pas la souffrance des sous-développés. Peut-être même l'accroîtrait-elle, car elle accentuerait encore les ruptures intimes qui les ont blessés. Les désespoirs se feraient plus sombres. Ces peuples croiront y échapper en cédant – ils n'y sont que trop portés - à la tentation marxiste. Elle a le double attrait du fruit défendu et de l'inconnu. S'ils y cèdent, ils en seront encore plus blessés, car le marxisme est l'exaltation même de la civilisation technique dont la rencontre est à l'origine de leurs maux.

On m'objectera que l'Amérique latine, sous-développé indéniable, n'a pas connu de telles ruptures psychologiques. En est-on sûr ? Il faudrait analyser toutes les conséquences de son métissage. Et puis, nous semble-t-il, le sous-développement de l'Amérique latine résulte moins de sa misère économique que de son analphabétisme. Celui-ci favorise la fermentation d'atavismes contradictoires, comme il l'a sépare du christianisme, pourtant unanimement profond. L'analphabétisme coupe le latino-américain de sa propre civilisation. Le peuple du Moyen Age était analphabète, mais le contact des monastères, les constantes prédications, les cathédrales lisibles pour lui, lui permettaient de persévérer dans son être. Et avant les monastères, les prédications et les cathédrales, ce fut justement une de ces périodes de rupture qui, par bien des traits, rappelle notre univers des sous-développés. Les Mérovingiens, c'est le problème des sous-développés de l'Histoire.

Chine et Japon

Et les peuples qui se dégagent aujourd'hui du sous-développement, Japon et Chine, sont ceux qui ont le moins connu de rupture psychologique. Le Japon a transposé sa civilisation : elle ne s'est pas brisée à notre contact. Dans le secret d'une adaptation économique et technique, qui le met beaucoup plus dans le clan des puissances nanties que des misérables. Quant à la Chine, il est bien trop tôt pour juger de sa réaction définitive à un Marxisme qui est sa première rencontre en profondeur avec la civilisation occidentale. Ce que le Marxisme a de proche des anciennes philosophies chinoises évitera peut-être des ruptures morales. La réussite actuelle de la Chine tient plus à cette espèce de connivence philosophique qu'à ces méthodes économiques. Mais la Chine ne paiera-t-elle pas un jour, et très cher, d'avoir brisé les structures millénaires de la famille et du village ? Et l'essor actuel ne prélude-t-il pas à une ère de sous-développement ?

C'est d'hommes, nos frères, qu'il s'agit

Car on se trompe en parlant d'un « problème des pays sous-développés ». Je redoute ce mot, « problème ». Il désincarne, si j'ose dire, les questions dont notre temps attend la réponse : il les déshumanise. On traite les peuples sous-développés comme des unités aussi abstraites que les cuves et les robinets de l'arithmétique du Certificat d'études. Chaque pays sous-développé a ses problèmes, qui ne sont pas réductibles à ceux du peuple voisin. Ce que nous apprendrait une philosophie et une psychologie du sous-développement, c'est que nous sommes en présence, non, d'un  problème abstrait, mais d'hommes avec leur charge de passions, d'hérédités, de traditions. Alors, si on en tenait compte, on trouverait des remèdes qui ne soient pas des leurres. Alors, mais alors seulement, l'aide aux pays sous-développés ne favoriserait pas les seules classes possédantes, et cet « Impôt Cosmique » dont on nous parle aussi souvent que du serpent de mer, aurait un autre effet que de multiplier les automobiles chromées au front de croupissantes médinas. Alors, mais alors seulement, le développement économique ne serait pas générateur de déséquilibre moral. On ne luttera avec efficacité contre le sous-développement qu'en en dissipant, au moins parallèlement à tout autre effort, le trouble générateur.